La lettre ci-dessous est signée par 40 journalistes protestant contre des plans, qui selon ce qui est rapporté, auraient pour résultat la fermeture de l’équipe des documentaires à l’interne de CBC/ Radio-Canada. La grande préoccupation est que cela ne serait qu’une faible manifestation d’un plus large objectif consistant à privatiser de plus en plus de parties de CBC/ Radio-Canada pour affaiblir le diffuseur public.
La présence d’émissions documentaires originales , indépendantes et produites à l’interne est à son plus bas point en 20 ans à CBC/Radio-Canada. La question devrait être l’augmentation de reportages journalistiques approfondissant un sujet produits à l’interne plutôt que de les couper davantage.
La lettre initiale est suivie de la réponse de Heather Conway, Vice-présidente exécutive, Services en anglais. La réponse subséquente des journalistes est également affichée.
Hubert Lacroix, président-directeur général
Heather Conway, vice-présidente principale, Services Anglais
Monsieur Lacroix, Madame Conway,
Nous soussignés, journalistes à CBC, sommes alarmés par le déclin rapide des documentaires dans la programmation de CBC-TV, déclin qui ne s’explique pas uniquement par des raisons d’ordre financier, mais aussi par des priorités de programmation qui datent de nombreuses années.
Et voilà qu’il est à présent question de fermer l’unité de production interne de longs métrages documentaires, dont la division qui a produit, entre autres, The People’s History of Canada, The Canadian Experience et Eighth Fire, ainsi que des documentaires d’actualité « à chaud » tel le documentaire primé Syria: Behind Rebel Lines.
Or, afin de s’acquitter de son mandat fondamental, CBC Television devrait au contraire produire davantage de longs récits journalistiques et d’émissions phares.
Au cours des dernières années, nous avons assisté à l’érosion graduelle de la production de longs métrages documentaires au sein de CBC. Si des émissions comme Nature of Things, Doc Zone et fifth estate continuent, les autres mini-séries documentaires ou les documentaires spéciaux du dimanche soir ont pratiquement disparu du réseau CBC-TV. De fait, la production totale de documentaires – indépendante ou interne – a fortement baissé ces dernières années.
Nous tenons à réaffirmer notre conviction qu’il est important de renforcer et d’étendre la production indépendante de documentaires, qui a toujours tenu une large place dans les séries du type Life and Times, Witness et Doc Zone. Il n’en reste pas moins que certaines émissions ne peuvent être produites qu’à l’interne. C’est le cas, par exemple, de la série Eighth Fire, à la production de laquelle ont participé les services de télévision et de radio, ainsi que des employés de CBC d’ascendance française, anglaise et autochtone. Et en ce qui a trait aux immediate news fronts, il est souvent nécessaire de faire appel aux équipes de CBC News et aux équipes de production de documentaires pour réaliser rapidement de longs métrages documentaires permettant de mettre en contexte et d’analyser les événements récents de l’actualité.
Il nous semble que la solution n’est pas d’aggraver la pénurie de documentaires à CBC en éliminant l’unité de production interne, mais de raffermir notre engagement en intégrant cette unité au service CBC News and Current Affairs. Il existe déjà un échange considérable de personnel et de ressources entre les deux, ce qui faciliterait l’intégration. L’unité documentaire utiliserait l’infrastructure et les locaux de CBC News, ce qui permettrait de préserver nos productions phares tout en offrant à nos journalistes de plus larges possibilités de carrière et en donnant des occasions de perfectionnement professionnel à nos jeunes recrues. En harmonisant notre structure avec celle de la SRC, où la production de documentaires est chapeautée par le service des nouvelles, nous serions mieux à même de coordonner d’importants projets biculturels.
La fermeture de l’unité documentaire interne serait perçue négativement par les ardents défenseurs de CBC et démoraliserait nos journalistes, qui en concluraient que la direction n’attache pas d’importance aux documentaires de long métrage et que leur métier n’a pas d’avenir.
Cependant, en combinant les avantages des documentaires produits à l’interne avec les atouts du service CBC News, on pourrait renforcer l’efficacité de la production ainsi que le style de journalisme particulier à CBC, qui fait notre fierté à tous.
Nahlah Ayed (correspondante à l’étranger, Londres)
Lynn Burgess (réalisatrice : Marketplace)
Tony Burman (ancien rédacteur en chef : CBC News et Current Affairs)
Patrick Brown (ancien correspondant : Chine)
Harvey Cashore (premier réalisateur : CBC News)
David Common (animateur : World Report)
Michael Claydon (réalisateur-coordonnateur : DocZone)
Sue Dando (réalisatrice-coordonnatrice : “The Nature of Things”)
Neil Docherty (premier réalisateur : the fifth estate)
Margaret Evans (correspondante en Europe, Londres)
Gillian Findlay (animatrice : the fifth estate)
Matt Galloway (animateur : Metro Morning)
Erica Johnson (animatrice : Marketplace)
Michelle Gagnon (réalisatrice : The National)
Sylvène Gilchrist (réalisatrice : The National)
Chris Hall (rédacteur, affaires nationales, Ottawa)
David Halton (ancien correspondant principal, affaires nationales, Ottawa)
Tom Harrington (animateur : Marketplace)
Mark Kelley (animateur : the fifth estate)
Neil Macdonald (correspondant principal, Washington)
Linden MacIntyre (animateur : the fifth estate)
Peter Mansbridge (correspondant en chef / chef d’antenne : The National)
Duncan McCue (correspondant : The National)
Terence McKenna (correspondant : The National)
Bob Mckeown (animateur : the fifth estate)
Carmen Merrifield (réalisatrice : The National)
Wendy Mesley (animatrice : The National)
Terry Milewski (correspondant principal, Ottawa)
Don Murray (ancien correspondant, Londres)
Carol Off (animatrice : As It Happens)
Catherine Olsen (réalisatrice-coordonnatrice / Documentaires : CBC News Network)Sasa Petricic (correspondant au Moyen-Orient, Jérusalem)
Julian Sher (premier réalisateur : the fifth estate)
Alex Shprintsen (réalisatrice : The National)
Don Spandier (premier réalisateur : The World at Six)
David Suzuki (animateur : The Nature of Things)
Anna Maria Tremonti (animatrice : The Current)
Connie Walker (reporter principal, CBC Aboriginal)
Tamar Weinstein (réalisatrice : the fifth estate)
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Bonjour à tous,
Tout d’abord, je tiens à vous remercier d’avoir pris le temps d’adresser ce courriel collectif. J’aime à connaître votre point de vue et je l’apprécie.
Il existe à CBC, ainsi que vous le faites remarquer, une longue et riche tradition d’émissions documentaires, dont un grand nombre ont été réalisées par certains d’entre vous. Et je suis sûre que vous êtes également fiers du fait que bien d’autres, qui ont fait ici leur apprentissage, ont par la suite réalisé eux-mêmes des documentaires exceptionnels.
Il semble y avoir un malentendu au sujet de notre intention, qui serait censément de réduire le nombre de documentaires sur le(s) réseau(s). Or cette perception est particulièrement troublante puisque j’ai récemment déclaré publiquement, de même que Sally Catto, à l’occasion des Upfronts, que non seulement les documentaires sont un genre d’émissions qui ont notre faveur, mais que nous reconnaissons aussi qu’il existe un nouvel engouement du public pour les documentaires, surtout chez les jeunes (ce que j’ai d’ailleurs réitéré à Banff la semaine passée).
À vrai dire, nous avons clairement indiqué notre appui à cette forme d’émission et nous reconnaissons qu’il y a, au service des nouvelles de CBC, de nombreux journalistes qui sont tout à fait capables de produire des courts et des longs métrages documentaires et qui seraient intéressés à le faire. Cela dit, il existe aussi un secteur dynamique de réalisateurs de documentaires indépendants, dont beaucoup ont été ou sont formés par nos propres équipes.
Il est vrai que nous sommes actuellement en train de passer en revue chaque secteur de nos activités afin de déterminer si oui ou non il existe des possibilités de couvrir différemment et à moindres frais nos besoins en matière de programmation, tels que nous les avons définis. Or, comme vous le savez, nous ne sommes pas les seuls à produire des documentaires. Notre goût pour les documentaires n’a pas changé; ce qui a changé, c’est que nous sommes prêts à revoir la manière de les produire. Il existe une réelle possibilité que des documentaires soient réalisés par certains journalistes talentueux du service des nouvelles et il serait aussi possible de faire l’acquisition de documentaires auprès de réalisateurs canadiens indépendants et talentueux.
Le fait que nous ayons des personnes qualifiées pour produire des documentaires au sein du service des nouvelles de CBC ne suffit pas à valider la suggestion d’intégrer la présente unité documentaire à cette division. D’ailleurs, des documentaires tels que Wild Canada ne sont pas des documentaires sur l’actualité mais sur la nature et il en va de même de The Nature of Things. Une partie de l’attrait de nombreux documentaires vient de leur point de vue fortement personnel – une attitude difficile à maintenir dans un milieu qui se doit de respecter les normes et pratiques journalistiques. Je suis d’avis qu’en ce qui concerne les documentaires, il existe une plus grande liberté éditoriale et artistique hors du service des nouvelles.
Il existe des façons nouvelles et fascinantes d’aborder les documentaires et de nombreux réalisateurs seraient ravis d’avoir l’occasion de pouvoir diffuser leurs documentaires sur les ondes publiques. Certains d’entre vous ont cité Vice en exemple d’un traitement contemporain du documentaire. Ayant rencontré des membres de l’équipe comme, j’en suis sûre, un certain nombre d’entre vous l’ont fait, je peux vous dire qu’ils ont déclaré que leur démarche s’inspirait de la tradition documentaire de CBC.
Vice n’est toutefois qu’un producteur de documentaires parmi tant d’autres au Canada. Le guide de la Canadian Media Production Association recense 114 producteurs de documentaires indépendants au Canada. À leur demande, j’ai rencontré des représentants de la DOC (Documentary Organization of Canada) qui trouvent qu’il devrait y avoir davantage d’occasions pour leurs membres de réaliser des documentaires pour CBC. Nous avons le devoir de prêter attention à ce groupe d’intérêts qui, lui aussi, produit des documentaires de qualité qui sont captivants et portent sur des sujets pertinents. De nombreux jeunes réalisateurs affirment que les documentaires ont remplacé pour eux les longs métrages de fiction et qu’ils constituent une forme de journalisme qu’ils trouvent plus attrayante que les manchettes.
Nous avons également une chaîne documentaire qui privilégie l’acquisition et la commandite de documentaires canadiens.
Ainsi donc, pour des raisons touchant aux finances et à la créativité, nous sommes en train de remettre en question la nécessité absolue de produire nos propres documentaires et nous sommes ouverts à d’autres points de vue sur la meilleure façon d’atteindre l’objectif de présenter d’excellents documentaires dans les grilles horaires de CBC.
Je regrette sincèrement que le temps limité dont nous disposons pour faire face à nos difficultés financières ne nous permette pas de tenir de consultations plus larges avec chacun d’entre vous. Malheureusement, les circonstances ne s’y prêtent pas.
J’espère avoir replacé en contexte la réflexion qui sous-tend le présent examen. Sachez que j’éprouve un profond respect pour ce type d’émissions et pour les réalisateurs, en particulier pour Mark Kelley, et que nos délibérations dans le contexte actuel ne le ciblent pas de façon irréfléchie ou uniquement pour des raisons financières.
Merci encore d’avoir exprimé vos inquiétudes.
Heather
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À l’attention de Heather Conway
Merci encore de votre réponse à notre lettre initiale. Nous avons à ce propos certaines observations que nous aimerions faire en retour.
Au cœur de la question, il y a le déclin alarmant de la production documentaire à CBC et, par‑delà, le recul de l’engagement du réseau à l’égard d’émissions de fond, qu’elles soient produites par nous ou par des réalisateurs indépendants. La triste réalité est l’importante dérive de la télévision de CBC à l’égard de l’une des missions essentielles de la radiodiffusion publique.
Au cours des dix dernières années, le nombre de documentaires originaux diffusés sur le réseau a été réduit à 52 % de ce qu’il était – son plus bas niveau en plus de vingt ans – et le budget de l’unité documentaire a été réduit au quart de ce qu’il était. Quant aux séries documentaires du réseau et aux documentaires canadiens originaux de long métrage, ils ont largement disparu de la circulation. À l’évidence, selon nous, le problème n’est pas une simple affaire d’argent : c’est aussi une affaire d’orientation.
Vous soulevez la question de l’importance de l’ouverture à d’autres points de vue et à des réalisateurs indépendants de l’ensemble du pays. Nous sommes de votre avis.
D’ailleurs, 75 % des productions de l’unité documentaire de CBC sont le fait de réalisateurs indépendants. Seules 25 % sont réalisées à l’interne. C’est ainsi que les émissions The Nature of Things et Doc Zone sont majoritairement réalisées par des entreprises indépendantes. Les chiffres des quatre dernières années seulement montrent que pour ces émissions, des documentaires ont été commandés à plus de 60 entreprises différentes, de tous les coins du pays.
Nous n’avons rien contre le principe selon lequel ce qui peut être réalisé à l’externe devrait l’être, dans la plupart des cas. Mais nous n’acceptons pas l’idée inverse, à savoir que ce qui ne peut pas être produit à l’externe ne devrait pas l’être – ce qui découle essentiellement de la stratégie dans laquelle nous semblons embarquer. Et c’est là le nœud du présent désaccord :
Le radiodiffuseur public devrait se charger de projets qui marquent CBC de leur sceau, de projets d’envergure et d’importance nationale, comme Eighth Fire, de projets marquants, de projets d’enquêtes, de projets qui prêtent à controverse et qui exigent la protection et l’infrastructure d’une grande institution. CBC offre une protection législative, morale et institutionnelle, ce que ne peuvent pas toujours faire les entreprises indépendantes isolées. Le radiodiffuseur public devrait aussi s’occuper de projets qui approfondissent les nouvelles du jour, en faisant appel à des témoins oculaires.
Notre service des nouvelles compte de nombreuses personnes dotées d’expérience et de talent qui n’ont pratiquement aucune possibilité de réaliser des documentaires en profondeur. Pourtant, ce sont précisément les crises qui se produisent sur la scène internationale, en Irak et en Ukraine, par exemple, qui exigent de la clairvoyance et de la profondeur ainsi qu’un recours à des témoins oculaires. Or, il est pratiquement impossible de financer la réalisation à l’externe de documentaires « à chaud ». En effet, en raison d’un système particulièrement complexe : financement dans le cadre du Fonds des médias du Canada (FMC), des fonds de Rogers ou Bell, crédits d’impôt provinciaux, etc., il faut des mois pour financer une réalisation indépendante.
Ce type de documentaires – documentaires « à chaud », documentaires marquants, hasardeux ou prêtant à la controverse – se fera de plus en plus rare à moins que CBC n’en décide autrement et ne crée des unités documentaires pour éliminer ce risque.
Il y a également la question de l’intégration de l’unité documentaire au service des nouvelles, en faveur de laquelle nous nous sommes prononcés dans notre lettre initiale.
En premier lieu, il y a le fait auquel nous nous trouvons actuellement confrontés, à savoir que le réseau semble déterminé à abandonner toute production à l’interne ainsi que toute infrastructure de production sauf pour ce qui est des informations. Les documentaires réalisés à l’interne sont donc exposés à être abandonnés comme le reste par souci d’équilibre, ainsi que par manque de locaux et d’équipement. Or, pour la réalisation de documentaires à l’interne, on peut facilement utiliser les locaux et l’équipement du service des nouvelles de CBC. En second lieu, il importe de mettre à profit, à des fins créatrices, les talents et les ressources dont dispose le service des nouvelles, ce qui représente une bonne utilisation des ressources existantes.
Il n’existe pas de contradiction inhérente à l’association à l’intégration des documentaires au service des nouvelles.
Nous estimons que votre argument est fondé sur une définition plutôt étroite de ce que sont les nouvelles. Vous affirmez que les « documentaires tels que Wild Canada ne sont pas des documentaires sur l’actualité mais sur la nature » et qu’il « en va de même de The Nature of Things », et que ces émissions ne devraient donc pas être chapeautées par le service des nouvelles. Or, voilà 25 ans que l’émission scientifique Découverte est intégrée au service des nouvelles de Radio-Canada, sans que cela semble créer de confusion ou de restriction d’aucune sorte. Il importe également de réaliser que The Nature of Things est bien plus qu’une émission sur la nature puisqu’elle traite de science, de technologie, d’écologie, de médecine et de l’expérience humaine dans son ensemble, de la psychologie aux sciences du cerveau et de la génétique aux sciences sociales, toutes questions qui relèvent également de l’actualité.
Vous affirmez qu’une partie de l’attrait de nombre de documentaires vient de leur « point de vue fortement personnel », et nous sommes d’accord avec vous là-dessus. Mais vous ajoutez qu’il s’agit « (d’)une attitude difficile à maintenir dans un milieu qui se doit de respecter les normes et pratiques journalistiques ». Or, nous aimerions vous faire remarquer qu’il existe à CBC/Radio-Canada une politique de longue date, adoptée par le conseil d’administration, à l’effet que toutes les émissions d’information, dont les documentaires indépendants, sont assujetties aux normes et pratiques journalistiques. En ce qui a trait à la déontologie, nous ne pratiquons pas de politique du deux poids deux mesures au sein d’un même réseau – une politique qui autoriserait le journalisme mercantile, les caméras cachées, le recours à des pièges ou les contre-vérités – et c’est très bien ainsi.
D’ailleurs, le fait que nous soyons tous assujettis aux mêmes normes de déontologie ne s’est pas révélé être un obstacle à la liberté éditoriale ni à la liberté artistique pour les documentaires. De fait, la politique gouvernant les normes et pratiques journalistiques reconnaît explicitement le genre « point de vue personnel » et le fait que les documentaires on souvent besoin d’être provocants et qu’ils seront diffusés s’il « existe un argument de poids, bien présenté, qui apporte un éclairage singulier sur une question controversée de nature à susciter un débat public ».
CBC a une très longue tradition de réalisation de documentaires à l’interne et nous ne souhaitons pas que cette tradition se perde.