Par Jan Wong
Une étudiante à moi, jeune diplômée en journalisme, m’a récemment demandé de prendre un café avec elle. Elle voulait me parler de son nouvel emploi. En sus de ses fonctions de présentatrice du journal de fin de semaine dans une station de radio locale, elle avait commencé à assurer la couverture des débats du conseil municipal de Fredericton.
Elle adorait son travail, mais elle avait déjà connu sa première « saignée » : sans crier gare, le directeur de la station de radio avait congédié trois journalistes chevronnés. Il ne restait plus qu’un autre reporter et mon étudiante, que j’appellerai Katrina.
Les congédiements s’étaient produits un vendredi. Mon étudiante s’attendait au pire, mais le lundi s’était passé sans histoire et elle avait toujours son emploi. C’est alors qu’elle a réalisé qu’elle avait été épargnée à cause de son niveau de rémunération. Elle était payée au salaire minimum, soit 10 $ de l’heure, alors que ses malheureux collègues touchaient 15 $.
Katrina a fait le calcul : les congédiements ayant allégé le budget de 45 $ de l’heure, elle a décidé de demander une augmentation. Eh oui! Je dois dire que tout en essayant de préparer mes étudiants à affronter la dure réalité du monde du travail, je leur enseigne aussi à faire preuve d’audace. Katrina s’est dit que 13 $ de l’heure, c’était plus raisonnable pour le travail qu’elle faisait. D’ailleurs, pour pouvoir payer son loyer, elle avait déjà deux emplois de vendeuse au centre d’achats du coin.
À sa demande d’augmentation de 3 $, le directeur de la station a répondu en ricanant : « Qu’est-ce qui est plus important pour toi : avoir une augmentation ou garder ton travail? ». Katrina a serré les dents et décidé de garder son travail.
Salaire minimum, salles de nouvelles qui rétrécissent comme peau de chagrin, reporters taillables et corvéables à merci – il n’y a pas de quoi faire un scoop. Voilà déjà plusieurs années que les organes de presse licencient les travailleurs et sabrent les budgets, tandis que les annonceurs et les consommateurs se tournent en masse vers l’Internet.
Aux États-Unis, les grandes entreprises de médias sont sous perfusion. Cet été, le New York Times (où j’ai travaillé par le passé comme assistante à l’information) a annoncé son intention de vendre le Boston Globe (où j’ai travaillé par le passé comme reporter assignée aux banques), un bien autrefois très prisé, au propriétaire des Boston Red Sox, pour la somme de 70 millions de dollars. Vingt ans auparavant, c’est 1,1 milliard de dollars que le Times avait déboursé pour acquérir le Globe, somme la plus importante jamais payée pour un quotidien américain.
Cet été également, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, a annoncé qu’il allait faire l’acquisition du Washington Post pour 250 millions de dollars. La nouvelle a semé la consternation dans la salle de presse, malgré la promesse de M. Bezos de perpétuer les grandes traditions du quotidien, dont le travail d’enquête sur Watergate avait provoqué la chute d’un président américain.
L’an passé, un groupe d’entreprises locales et de personnalités politiques a versé 55 millions de dollars pour acquérir le Philadelphia Inquirer et le Philadelphia Daily News. Il convient de rappeler que six ans plus tôt, l’ardoise était de 515 millions. C’était la cinquième fois que les journaux changeaient de main en six ans; la fois d’avant, ils avaient été vendus aux enchères par suite de faillite.
Au Canada, la situation est différente. Les organes médiatiques ne sont pas sous perfusion : ils sont en train de se saborder à coups de coupures budgétaires. Confrontés à la même conjoncture que leurs homologues américains, les médias d’ici n’ont pas trouvé de propriétaires de franchises de sports ou de milliardaires de la Toile pour les tirer d’affaire.
Alors, les sociétés de presse sabrent dans leurs effectifs ou mettent tout simplement la clé sous la porte. En juillet dernier, Sun Media, le plus grand éditeur de quotidiens au Canada, a fermé huit journaux et supprimé les trois éditions d’Ottawa, Edmonton et Calgary de son quotidien gratuit 24 Hours. La société a également éliminé 360 emplois en sus des 550 licenciements qu’elle avait pratiqués plus tôt dans l’année.
Selon les données préliminaires recueillies par la Guilde canadienne des médias, il y a eu près de 10 000 pertes d’emplois dans les médias à l’échelle nationale au cours des cinq dernières années. C’est le secteur de la presse écrite qui a été le plus durement touché : il a subi des pertes représentant près du double de celles enregistrées par le secteur de la radiodiffusion, soit 6 000 emplois contre 3 700. Parmi les employés touchés figuraient des journalistes, travailleurs de l’imprimerie, techniciens, employés des salles de courrier, représentants, comptables et cadres.
En novembre, Rogers Media Inc. a éliminé 94 emplois à l’échelle nationale, soit 2 % des effectifs de la division. Ces licenciements suivaient le congédiement, en mai, de 62 travailleurs de la division des médias, en dépit d’une légère hausse des profits.
Dans d’autres salles de presse, les coupures ont atteint les centres vitaux. Chose inimaginable, des postes aussi importants que celui de rédacteur en chef ou d’éditeur ont été éliminés. En outre, des services entiers ont été externalisés, dont le service éditorial et celui de la mise en page. C’est ainsi que l’an dernier, Postmedia Network Inc., qui détient une chaîne pancanadienne de quotidiens, dont le National Post, a délocalisé et centralisé une grande partie de sa production éditoriale à Hamilton, en Ontario.
Afin de réduire ses coûts, le Toronto Star, le plus grand quotidien du pays, et le Globe and Mail ont transféré l’édition et la mise en page à une société sous-traitante, Pagemasters North America. Le Star et le Globe détiennent tous deux des parts dans Pagemasters via La Presse Canadienne. À Pagemasters, le taux de rémunération maximum d’un éditeur syndiqué est de 48 000 $, comparativement à 85 000 $ au Star.
Dans le même temps, le Star s’est délesté de 9 % de ses effectifs, dont plusieurs dizaines d’emplois de salle de presse. Il semblerait d’ailleurs que la qualité n’ait aucune incidence sur les décisions. Un exemple : deux semaines après l’attribution de cinq médailles d’or à l’hebdomadaire gratuit du Star, le Grid, lors de la cérémonie des Prix du magazine canadien en juin dernier, un quart des membres du personnel de la rédaction étaient remerciés.
En 2012, le Globe and Mail (où j’ai aussi travaillé) a demandé à 80 membres de son personnel de se porter volontaires pour des mises à pied estivales temporaires. En février dernier, il a récidivé en demandant à ses employés de se porter volontaires pour des congés d’été sans solde. Sans compter le départ volontaire d’une soixantaine d’employés quatre ans auparavant…
Cet automne, le Globe a remis sur le tapis ses offres de départ volontaires. Son PDG, Phillip Crawley, a déclaré qu’il souhaitait éliminer 60 autres emplois, soit 8 % des effectifs. Parmi les nombreux reporters, réviseurs et maquettistes chevronnés qui ont quitté le journal lors de la deuxième série de départs volontaires figuraient Timothy Appleby, Rod Mickleburgh, Rick Groen, Trish Wilson, Beverly Smith, Michael Kesterton, James Christie, John Barber, David Pratt, Michael Posner et Gordon Pitts.
Autre signe de la conjoncture financière : les entreprises de médias se défont de leurs biens immobiliers. Cet automne, Postmedia a déclaré son intention de vendre l’édifice abritant le Calgary Herald et son usine d’impression de Colombie-Britannique dans le but de réduire ses frais et de rembourser ses dettes. Auparavant, Postmedia avait vendu ses locaux de Don Mills et de Windsor, en Ontario.
Le Globe a fait de même en vendant à un consortium son immeuble de la rue Front, dans le quartier des affaires de Toronto. Ayant d’abord annoncé qu’il allait s’installer dans une tour adjacente qui allait se bâtir et ayant annulé ce projet par la suite, il a finalement déclaré qu’il louerait un édifice à côté de celui du Toronto Sun, sur la rue King Est.
Entre temps, à l’exemple de nombreux autres quotidiens, le Globe s’efforce d’enrayer l’hémorragie en monétisant ses publications en ligne ainsi qu’en prenant des mesures exceptionnelles – en s’abstenant à l’occasion de livrer la marchandise, par exemple. Cette année, le quotidien a annoncé, pour la première fois depuis sa création, qu’il ne publierait pas d’édition papier pour la fête du Travail, et qu’il se contenterait de publier en ligne.
« Le calcul est vite fait, a déclaré Phillip Crawley, éditeur du journal, à un journaliste : la production de l’édition papier nous coûte beaucoup trop cher. »
On aurait du mal à citer une autre industrie dont la stratégie de survie consisterait à s’abstenir de produire son produit phare et de le livrer à ses clients. Le journal en ligne Huffington Post s’est empressé de rappeler qu’en 2009, le Globe avait tourné le National Post en dérision pour avoir cessé l’impression de son édition du lundi en se cantonnant à la version en ligne.
« L’ACTUALITÉ NE S’ARRÊTE PAS LE LUNDI. IL N’Y A PAS DE RAISON QUE VOTRE JOURNAL LE FASSE. » clamaient en majuscules les annonces du Globe, dans le cadre de sa campagne publicitaire.
De son côté, Postmedia Network Inc., propriétaire du National Post, a lui aussi annoncé qu’il ne mettrait aucun de ses journaux sous presse le lundi de la fête du Travail. Auparavant, six d’entre eux – le Vancouver Sun, le Vancouver Province, le Regina Leader-Post, le Saskatoon StarPhoenix et le Windsor Star – avaient annulé la publication ce jour-là, mais c’était la première fois que le reste de son empire leur emboîtait le pas, dont l’Ottawa Citizen, l’Edmonton Journal, le Calgary Herald et le Montreal Gazette (où j’ai également travaillé).
Le Globe and Mail, qui se présente comme le « journal national du Canada », a annoncé en août dernier qu’il cesserait de distribuer sa version papier à Terre-Neuve-et-Labrador et dans certaines parties de la Colombie-Britannique, en invoquant les coûts prohibitifs.
Le dilemme des vieux médias est que pratiquement du jour au lendemain, leur produit s’est transformé en anachronisme. Vous imaginez-vous dans dix ans, en train d’expliquer à un enfant ce qu’on produisait dans le temps :
– À un certain moment de la journée, établi de façon arbitraire, on décidait que l’actualité s’était arrêtée
– On passait à la rédaction
– On imprimait de larges feuilles de papier
– On roulait le papier et on le chargeait dans des camions
– Et le lendemain, on le lançait sur les pelouses des abonnés.
Le journalisme n’est pas mort, mais il ne fait aucun doute que le modèle commercial du journalisme a fait son temps. Maintenant que je suis professeure, j’enseigne l’art du journalisme et non la façon de devenir magnat de la presse. Néanmoins, nul ne peut, dans notre métier, ignorer le fait que les nouvelles écrites ne sont plus que la moitié de ce qu’elles étaient en 2008.
Alors que les recettes de la publicité sont en train de dégringoler, de nombreux PDG jugent que la solution toute trouvée est de se tourner vers la publication en ligne. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que quand on a un produit qui n’est même plus bon à emballer le poisson, on a tout intérêt à offrir de la qualité – de l’actualité, par exemple.
À l’heure actuelle, un nombre de plus en plus restreint de journalistes se voient contraints de produire de plus en plus d’articles, tout au long de la journée. Il leur faut constamment mettre à jour leurs articles tout en étant sur Tweeter, Facebook et des blogues.
Le problème est que, l’accès à l’Internet étant largement ouvert à tous, tout le monde peut y mettre ce qu’il veut. Il y a tant de gens qui publient en ligne que plus personne n’a le temps de tout lire. La cacophonie est telle que si l’on n’a pas d’informations sérieuses à offrir, si l’on n’écrit pas de façon soignée, claire et engageante – bref, si on ne produit pas de la qualité – on n’a aucune chance d’être vu ou entendu.
« Le défi, pour les médias, est de se frayer un chemin à travers ce fatras », affirme David Carr, chroniqueur du New York Times, qui a récemment donné la conférence annuelle Dalton Camp sur le journalisme dans mon université.
M. Carr, qui affirme être « vieux comme le monde » (il a 57 ans), estime que la fusion entre les vieux et les nouveaux médias est la voie de l’avenir. Il fait remarquer que le Times s’est associé à BuzzFeed lors des élections américaines de 2012 et que cela s’est traduit par une excellente couverture journalistique.
C’est possible, mais je soupçonne que, tout comme les dinosaures, un grand nombre de vieux routiers des vieux médias seront incapables de s’adapter. À défaut de pouvoir imaginer l’avenir, ils s’efforcent fiévreusement de protéger leurs publications en ligne en adoptant le modèle payant, à l’instar de l’aristocratie du Moyen-Âge, qui creusait des douves.
Je suis plutôt d’avis que les vieux médias sont condamnés. C’est la prochaine génération de jeunes journalistes qui définira la voie de l’avenir. Ces journalistes établiront un modèle qui ira dans le sens de la technologie plutôt qu’à contre-courant. Après tout, qui aurait pu imaginer, il y a à peine quelques années, que Facebook vaudrait un milliard de dollars?
Quant à mon étudiante, elle a tenu encore deux ou trois mois à la station de radio, puis elle a considérablement réduit ses heures et n’est plus la présentatrice régulière des fins de semaine. Ce qui l’a poussée à prendre cette décision, dit-elle, était un avis d’expulsion reçu après avoir acheté plus que du lait, des oeufs et du pain pour la première fois en trois mois si bien que son chèque de loyer s’est retrouvé sans provision. À présent, elle travaille comme femme de chambre dans un motel du coin. Ça paye mieux. Je lui ai dit d’écrire un article sur cette expérience, ce qu’elle va faire.
– Jan Wong est professeure de journalisme à l’Université Saint-Thomas de Fredericton (Nouveau-Brunswick)