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Lettre ouverte de Jay Teitel à Transcontinental

Cher Transcontinental Media,

Depuis environ les dix dernières années, le vol en ligne de la propriété intellectuelle est devenu non seulement un problème, mais une cause célèbre. En effet, on ne compte plus le nombre de gens qui prétendent que toute information appartient à tout le monde, qu’elle est gratuite, et que non seulement le fait de s’approprier le texte d’un rédacteur professionnel pour le reproduire sur des plateformes numériques constitue un droit, mais il est de toute façon impossible d’empêcher la chose — et donc qu’on ne saurait parler d’un vol. Bien sûr, un tel argumentaire ne tient absolument pas la route. C’est du vol, purement et simplement. Or, du moins dans le cas précédent, ce vol est commis par des internautes moralisateurs habitués à lire ou transmettre tout contenu sans que cela ne leur coûte un seul cent. Toutefois, il semble que je me retrouve maintenant face à une maison d’édition — qui, on l’imagine, devrait normalement être particulièrement préoccupée par le vol de leur propriété par des gens clamant que cela ne constitue en fait pas un vol — qui entend faire précisément la même chose avec moi. En effet, en affirmant que dès que je vous vends un texte (hier, j’aurais plutôt dit dès que je vous vends les droits de première publication de mon texte), je vous concède les droits d’auteur pour ledit texte — et ce, que je vous l’aie proposé moi-même ou qu’il m’ait été commandé de votre part, qu’il s’agisse de mon idée ou de la vôtre —, et qu’en obtenant ces droits d’auteur, vous aurez aussi le droit de contrôler toute publication subséquente de mon texte en tout temps (autrement dit, je serais contraint de vous en faire la demande si jamais je voulais tirer à nouveau profit d’un document que j’avais d’ores et déjà créé), vous vous trouvez en fait à suggérer que je vous ai volontairement accordé le droit de voler une partie de mon travail. Autrement dit, vous faites désormais partie de ceux qui veulent obtenir quelque chose sans avoir à en défrayer les coûts. Qui plus est, le fait que vous exigiez aussi que je renonce à toute restriction « morale » quant à l’usage que vous pourriez faire dudit travail dont vous venez de me dérober, disons que cela constitue, comme le dit l’expression, la cerise sur le sundae. Pour moi, ces deux demandes sont tout à fait déraisonnables et rédhibitoires. Honnêtement, je ne vois pas comment je pourrais vivre avec moi-même si j’y concédais.

D’où viennent de telles demandes? Comment les justifie-t-on? Sachez que je ne suis pas le seul pigiste qui s’avoue mystifié par de telles questions. Lors d’un récent article paru dans Story Board, Ann Douglas, jadis chroniqueuse pigiste au Toronto Star, a décrit sa réaction après avoir lu la nouvelle entente avec les collaborateurs pigistes préparée par le quotidien. Celle-ci comportait notamment des clauses relatives aux droits de publication secondaire similaires à celles contenues dans l’entente de Transcontinental, et Douglas devait signer le tout tel quel, sans modifications ou discussions. « Lorsqu’il est question d’une « entente », on s’attend logiquement à ce que les deux parties discutent ensemble afin d’arriver à un terrain… d’entente mutuellement acceptable, a écrit la chroniqueuse. Dans ce cas-ci, cela ne s’est jamais produit. L’entente avec les collaborateurs pigistes me fut soumise en tant que fait accompli, et je devais la signer — ou non. »

Ann Douglas a raison de souligner que le terme « entente avec les collaborateurs pigistes » est erroné. Une définition plus juste serait sans doute quelque chose comme « La nouvelle entente de l’empereur », où l’empereur impose à ses sujets une entente qui, pour tous les habitants du royaume sauf l’empereur lui-même, constitue en fait tout sauf une entente. Une telle situation peut s’expliquer de deux façons : soit l’empereur agit honnêtement mais dans l’ignorance, soit celui-ci est en fait cynique et qu’il abdique. Il abdique face au caractère inévitable du vol de propriété intellectuelle à l’ère du Web. Les empereurs — dans ce cas-ci le Star et Transcontinental — ont apparemment conclu qu’ils ne pourraient survivre dans un univers numérique que s’ils avaient toute la latitude de faire ce qu’ils veulent avec les droits de propriété intellectuelle, au même titre que Monsieur Tout-le-Monde fait ce qu’il veut depuis qu’il navigue en ligne. Essentiellement, le message qu’ils envoient aux rédacteurs, c’est : nous acceptons de vous rémunérer pour un produit qui vous appartient, pourvu que vous consentiez à nous accorder du même coup le droit de voler d’autres produits qui vous appartiennent aussi. De toute évidence, ils s’attendent à ce qu’une telle proposition soit accueillie à bras ouverts, ce qui expliquerait la condition voulant que le tout soit accepté « tel quel ». Je dois souligner qu’on assiste ici à une véritable révolution dans le domaine de la presse écrite – quoique moins exceptionnelle dans l’univers hollywoodien, où ça fait partie de la culture. D’ailleurs, c’est à Hollywood qu’on retrace les origines de la blague suivante : « Vous avez entendu celle de la starlette vraiment idiote? Elle a baisé avec le scénariste ». Le message sous-jacent à cette boutade est que la personne qui pond le scénario est en fait la dernière avec qui on voudrait baiser si notre objectif est de percer dans le métier (le modus vivendi des starlettes), parce que le scénariste se trouve à être la personne dans la chaîne de production d’un film qui détient le moins de pouvoir. Ainsi, la personne qu’elle aurait dû baiser est en fait le réalisateur, voire même le producteur. Cependant, la blague fait abstraction du fait qu’en réalité, sans la personne qui conçoit un scénario issu de sa propre imagination, le réalisateur autant que le producteur n’auraient en leurs mains aucun film avec lequel attirer la starlette. Donc, dans les faits, en optant pour le scénariste, celle-ci prouve qu’elle n’est pas aussi idiote qu’on le croit.

Évidemment, la presse écrite canadienne n’a rien du glamour d’Hollywood. Toutefois, on perçoit dans le double discours qu’entretient l’industrie de grandes aspirations. Lors d’une entrevue accordée à Rachel Sanders (que l’on peut aussi lire sur Story Board), Susan Antonacci, première directrice principale, développement de la marque chez Transcontinental, a affirmé ceci : « Tout ce que je peux vous dire, c’est que nous entretenons une excellente relation avec nos rédacteurs et ferons tout en notre possible afin d’assurer le rayonnement de nos collaborateurs et de continuer à travailler avec eux ». Avec tout le respect que je dois à Mme Antonacci, permettez-moi d’être tout de même en désaccord avec ses propos. Je n’entretiens pas une excellente relation avec elle. J’entretiens une excellente relation avec certains rédacteurs en chef chez Transcontinental avec qui j’ai travaillé, et pour qui j’éprouve respect et admiration. De tels sentiments sont attribuables au fait que ces gens sont conscients, par exemple, qu’un article que j’ai rédigé pour une de leurs publications, intitulé « The Iron Age (L’âge de fer) », relatait un épisode très personnel vécu par mon épouse et moi-même. En vendant mon récit au magazine en question, celui-ci devenait la première plateforme publique pour partager ce moment de ma vie. Or, en vertu de la nouvelle entente de Transcontinental, je me trouverais alors à accorder à l’entreprise le droit de posséder pour toujours ce pan de mon existence. Ce n’est pas ce qui motive une personne à devenir rédacteur. Le fait de rédiger un moment de notre vie ou tout autre contenu issu de notre propre cerveau constitue en soi une preuve concrète que ces écrits nous appartiennent plus que jamais. Et le fait de pouvoir en conserver la propriété (oui, afin de pouvoir générer d’autres revenus) nous permet de justifier la compensation somme toute modeste qui nous est versée lors de leur première publication. L’entente tacite entre l’éditeur et le pigiste a toujours su reconnaître une telle réalité. Celle-ci s’appuie sur la notion du droit d’auteur, un droit qui, pour ceux dont le gagne-pain est le verbe — des gens qui n’ont habituellement le syndicalisme dans le sang —, s’est traditionnellement avéré l’équivalent d’une convention collective spécialisée. Je souhaite sincèrement que les gens chez Transcontinental ne l’oublieront pas, et qu’ils en viendront donc à modifier leur entente en conséquence.

Peut-être alors en viendrai-je à vous soumettre d’autres textes de mon cru.

Ma plume en serait certes reconnaissante.

Cordialement,

Jay Teitel

Jay Teitel est un rédacteur torontois s’étant vu décerner plus de 25 Prix du magazine canadien. Ce billet a été publié en anglais sur le blogue The Story Board.

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