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On n’engage pas les filles dans la salle de presse

Par la blogueuse invitée Judy Rebick

Judy Rebick
Judy Rebick

Il est d’usage, pour la Journée internationale des femmes, de souligner les progrès que nous avons accomplis en tant que femmes. Ayant débuté ma carrière de journaliste dans les années 1960 – une carrière que j’ai menée de façon intermittente, il n’est pas difficile, en repensant à cette époque, de mesurer les énormes avancées réalisées depuis.

À l’Université McGill, l’école officieuse de journalisme était le McGill Daily. En ces années où il fallait se charger de la composition typographique, les étudiants publiaient un quotidien dont ils assuraient la rédaction.

Le bureau du McGill Daily était le théâtre de discussions animées. C’était l’année 1964, et aux États-Unis comme en Grande-Bretagne, la nouvelle gauche redéfinissait, depuis une couple d’années, la façon de faire de la politique, surtout au sein des universités. À McGill, le Daily était le bastion du radicalisme. Cette année-là, c’était une femme qui était à la tête de la rédaction, ce qui pour moi prouvait bien qu’on pouvait être femme et journaliste. Au Daily, je fis la connaissance d’autres femmes qui, comme moi, étaient désireuses de vivre une vie qui sortirait du cadre étroit de celle de nos mères.

Mon premier article portait sur un discours prononcé par Laura Sabia, une pionnière du féminisme, devant le Women’s Union [syndicat des femmes] de McGill, en novembre 1964. Le syndicat était un vestige du temps où les femmes n’étaient pas admises à la Student Society (société des étudiants). Mais les choses commençaient à changer. Mme Sabia exhortait « the girls », comme on nous appelait à l’époque, à poursuivre leurs études.

« L’instinct de procréation sera tout aussi fort à trente ans qu’à vingt », affirmait-elle. Il faudrait attendre encore quelques années avant que la nouvelle génération de féministes – dont certaines, à n’en pas douter, étaient présentes dans la salle – ne déclenche sa propre révolution. Mais nous étions en automne 1964, et il était encore approprié d’écrire Mme Michael Sabia, ce que je fis.

Mes études terminées, j’avais besoin d’un vrai travail et je voulais être journaliste. Comme nombre de mes amis du Daily faisaient des demandes pour rédiger des bulletins de nouvelles à la radio, je fis une demande auprès d’une station de radio privée anglaise en  de Montréal.

Judy Rebick dans les années 60
Judy Rebick dans les années 60

« On n’engage pas les filles dans la salle de presse, fut la réponse du directeur. Dans la salle de presse, les gars sacrent et ça les mettrait mal à l’aise de travailler avec une fille. »

« Je m’en f!?#s, qu’ils sacrent », ai-je répondu. Et je n’ai pas été engagée parce qu’en plus d’être une femme, j’étais une femme vulgaire.

Au Québec, la discrimination ouverte envers les femmes n’était pas encore illégale. Alors, je suis partie à Toronto, surtout parce que je voulais décrocher un emploi dans les médias.

C’était l’année 1967, et les médias étaient très intéressés par les mouvements de jeunesse, dont je faisais partie. Je soumis un article à Peter Gzowski, alors rédacteur en chef du Star Weekly Magazine, sur les gens qui vivaient ensemble sans être mariés.

« Tu peux obtenir l’autorisation de publier les vrais noms des gens et leurs photos ? », me demanda-t-il, plutôt sceptique. « Bien sûr », répliquai-je avec la petite pointe d’arrogance que toute personne de ma génération réservait aux plus de trente ans qui ne comprenaient rien à rien. Mon premier article rémunéré s’intitulait « Single but Together » [Ils sont célibataires, mais font vie commune, NDT]. Il parut en couverture du magazine Star Weekly en décembre 1967.

À l’époque, je me sentais bien plus proche du mouvement des jeunes que du mouvement des femmes, en plein essor. Quand Peter Gzowski me demanda d’autres articles, je lui parlai d’une de mes expériences d’écriture de récits pour Midnight, un tabloïde de supermarché bien connu à Montréal. Ce qu’il souhaitait, c’était que j’écrive un article du style « J’étais une femmes qui écrivait des articles à contenu sexuel ». Quant à moi, ne voyant pas ce que le fait d’être une femme avait à voir avec l’article, j’en rédigeai un, que je jugeai du plus haut comique, sur l’écriture de récits abracadabrants au sujet d’extra-terrestres débarquant sur Terre et d’une femme née sans organes génitaux. L’article fut refusé et Peter Gzowski suggéra que je prenne un peu d’expérience en écrivant pour un quotidien quelque part dans le Nord.

Une du Star Weekly en 1967
Une du Star Weekly en 1967

La plupart des gens que je côtoyais au Star Weekly étaient des hommes, mais il y avait des femmes qui travaillaient à CBC Radio en tant que réalisatrices. À la radio, les animateurs étaient tous des hommes et à la télévision, les gens qui présentaient les bulletins de nouvelles étaient aussi tous des hommes. Ce n’est qu’en 1971 que Barbara Frum devint animatrice de l’émission As It Happens. Des femmes journalistes d’avant-garde, comme June Callwood et Michele Landsberg écrivaient des articles sur des « questions sociales », en essayant d’échapper aux « chroniques féminines » des journaux et d’être publiées dans les pages d’actualité. Doris Anderson, la rédactrice en chef de Chatelaine, innovait avec des articles sur l’avortement et l’égalité des femmes, mais je me trouvais bien trop cool pour lire un magazine féminin.

À l’époque, la notion de harcèlement sexuel n’existait pas. Je suis sûre que c’était fréquent, mais c’était le prix à payer pour une femme indépendante qui voulait travailler dans un milieu dominé par les hommes. Sous l’influence du nouveau journalisme, le stéréotype du reporter masculin travaillant dans des conditions difficiles et buvant sec commençait à changer, mais c’était encore une réalité bien présente. Pour moi, c’était le fossé entre les générations plus que l’écart entre les sexes qui semblait le plus important. Les femmes pouvaient être acceptées si elles jouaient le jeu selon les mêmes règles que les hommes.

Judy Rebick dans les années 70
Judy Rebick dans les années 70

Il faudrait attendre encore quelques années pour que les conclusions du rapport de la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme, avec la notion de droits de la femme, soient reprises dans les médias de masse. Le militantisme féministe était encore fait d’actions ponctuelles et il avait encore peu d’impact sur les institutions de la société, médias compris.

Judy Rebick est journaliste, féministe, militante politique et auteure de plusieurs livres dont Occupy This (2012) et Ten Thousand Roses: The Making Of A Feminist Revolution (2005)

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