Shari Graydon
Shari Graydon est la fondatrice de Informed Opinions, un organisme sans but lucratif qui œuvre « pour que les points de vue et les priorités des femmes qualifiées provenant de divers horizons soient équitablement reflétés dans les médias et intégrés dans la société canadienne ».
Je suis en faveur de l’abolition de la Journée internationale des femmes.
Cette journée a beau avoir été pour moi l’occasion de m’exprimer à maintes reprises dans les pages d’opinions sur des sujets qui me sont familiers et qui me tiennent à cœur; il n’empêche que j’aspire à un monde où tous s’entendent pour dire que la JIF n’a plus lieu d’être.
Par ailleurs, le fait de se contenter d’une période de 24 heures pour se pencher sur les préoccupations et les réalités de la moitié de la population de la planète est essentiellement aussi insultant que de donner la parole aux citoyens Noirs durant un seul mois de l’année. Mais en tant que travailleurs des médias, vous pouvez contribuer à remédier à ces deux problèmes.
Depuis 2010, l’organisme sans but lucratif Informed Opinions s’emploie à amplifier la voix des femmes dans les médias canadiens. La raison en est que depuis des décennies, les hommes sont plus nombreux que les femmes à faire entendre leurs points de vue, dans un rapport se situant parfois autour de quatre ou cinq pour un.
Cela constitue un problème dans une société qui se considère comme un phare de la démocratie. La représentation est aussi fondamentale pour la prise de décisions démocratiques que les médias libres et ouverts.
Il est vrai que tant que les hommes continueront à dominer la politique, les affaires et le sport, et que l’actualité sera fortement influencée par les déclarations émanant des personnes qui exercent le plus de pouvoir, les sources officielles seront biaisées en faveur des hommes. Or, les femmes, en particulier celles dont les identités croisées leur confèrent beaucoup moins de pouvoir, sont immanquablement aussi touchées, voire davantage, par les répercussions de ces déclarations. Ne pas refléter efficacement leurs préoccupations et leurs expériences revient à ne pas rendre compte de l’actualité dans sa globalité.
En outre, les femmes dominent les domaines des soins de santé, de l’éducation et des services sociaux. Si l’on fait abstraction de leurs voix, la couverture des questions connexes risque de s’avérer cruellement insuffisante. Et à l’heure où les médias font des pieds et des mains pour adapter leurs modèles de revenus à l’évolution constante de la technologie et au changement du paysage démographique, il est plus important que jamais pour les journalistes de faire des efforts délibérés pour couvrir des histoires qui reflètent les réalités du public qu’ils servent.
Conscient que ce qui se mesure se réalise, Informed Opinions travaille en collaboration avec des scientifiques de l’Université Simon Fraser pour surveiller le rapport hommes-femmes des sources citées par les médias les plus influents du Canada. Depuis octobre 2018, notre outil de suivi des écarts entre les sexes, le Gender Gap Tracker, propose des mises à jour quotidiennes du pourcentage global d’hommes et de femmes interviewés et cités par la CBC, CTV, Global, HuffPost Canada, le Globe and Mail, le Toronto Star et le National Post.
Les algorithmes d’apprentissage automatique de l’outil de suivi lisent le contenu récupéré sur les sites Web des médias. Par conséquent, l’outil n’est pas capable de discerner les nuances au-delà du binaire homme/femme. Et si un radiodiffuseur invite un panel exclusivement féminin à l’antenne, mais qu’il publie par la suite un article omettant de citer les femmes, cela ne se reflétera pas dans les résultats de l’outil.
Néanmoins, les données globales sont révélatrices. D’octobre 2018, date à laquelle nous avons commencé le suivi, à février 2019, date à laquelle nous avons rendu l’outil public, les femmes n’étaient citées que 27 % du temps. Un mois après le lancement du Gender Gap Tracker, nous avons été ravis de constater une augmentation de deux points. Mais, vous l’aurez deviné, l’événement à l’origine de cet écart de courte durée était nulle autre que la Journée internationale des femmes. Toutefois, deux ans après le lancement de notre expérience de suivi, les femmes représentent désormais 31 % des personnes citées, et ce de manière systématique.
Comme on pouvait s’y attendre, certains médias se montrent plus efficaces que d’autres pour refléter les points de vue des femmes. En février, l’écart entre les meilleurs et les pires médias à ce chapitre était de 17 points. La CBC a donné la parole à des femmes 36 % du temps et a sans cesse devancé ses concurrents du secteur privé depuis le début. Global et CTV n’étaient pas loin derrière le mois dernier, affichant un résultat de 34 %. Le Toronto Star a consacré de l’espace aux voix féminines 28 % du temps, et Huffpost Canada – qui au début se situait suivant près de la CBC – n’a atteint que 25 %, tout comme le Globe and Mail. Le National Post, qui a toujours été en retard par rapport à tous les autres, n’a cité des femmes que 19 % du temps le mois dernier.
Informed Opinions soutient activement la tendance globale à la hausse de diverses autres manières. Depuis plus de dix ans, nous motivons et formons les femmes dotées de compétences spécialisées à partager leurs points de vue par le biais de commentaires dans les médias. Il y a quatre ans, nous avons lancé une base de données en ligne facilement consultable répertoriant des femmes expertes. Ses versions anglaise et française regroupent plus de 2 000 sources dans tous les secteurs et domaines. Par ailleurs, nous privilégions délibérément une politique de recrutement favorisant la diversité et de suivi de cette diversité de manière plus large afin de nous assurer que, nous aussi, reflétions fidèlement la population canadienne.
Toutes les femmes expertes figurant dans la base de données se sont explicitement engagées à répondre rapidement aux demandes des journalistes. Nous faisons activement la promotion des sources capables de commenter les questions actuelles et émergentes et, par conséquent, nous recevons plusieurs dizaines de demandes chaque semaine.
Toutefois, comme en témoignent les chiffres, les progrès n’en demeurent pas moins graduels.
Le mois dernier, nous avons donc collaboré avec Anita Li, conseillère médias et professeure de journalisme à l’Université Ryerson, pour lancer une campagne nationale d’engagement sous le mot-clic #DiversifyYourSources. Cette campagne invite les journalistes, les rédacteurs et les producteurs de tout le pays à s’engager publiquement à garder une trace du sexe des personnes qu’ils interviewent et qu’ils citent.
Bonne nouvelle, ils sont nombreux à l’avoir fait. Les responsables de publications allant du Toronto Star à Saltwire Network en passant par Xtra et The Walrus ont mobilisé la totalité de leurs salles de presse. De nombreux journalistes se sont également mobilisés à titre individuel, notamment des directeurs de l’information, des chroniqueurs et des rédacteurs.
Cela ne devrait pas constituer un acte ou une demande prêtant à controverse. De nombreuses salles de presse et de nombreux journalistes respectés œuvrent activement depuis des années pour mieux refléter leur public et le monde. La BBC rend désormais régulièrement compte de la manière dont elle atteint les objectifs de son Défi 50:50. Quant aux journalistes de The Atlantic, Adrienne Lafrance et Ed Yong, ils ont tous deux écrit des articles relatant leurs propres efforts.
Ed Yong, qui couvre la science, a qualifié le simple tableur qu’il utilise pour suivre le rapport hommes-femmes de ses sources de « vaccin contre l’illusion ».
Les organismes de presse qui veulent survivre doivent investir dans ce remède de la même manière que les pays doivent investir dans des vaccins contre la COVID-19.
Votre engagement en tant que journaliste est de refléter les réalités des publics que vous servez, de partager des points de vue provenant de sources suffisamment diversifiées pour être sûr que les tableaux que vous dressez sont aussi complets et précis que possible.
La signature de l’engagement à suivre vos progrès est un grand pas vers la réalisation de cet objectif.
Ainsi, votre engagement contribuera à créer un monde dans lequel une seule journée consacrée aux femmes perd tout son intérêt.
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Shari Graydon est la fondatrice d’Informed Opinions, un organisme sans but lucratif qui œuvre « pour que les points de vue et les priorités des femmes qualifiées provenant de divers horizons soient équitablement reflétés dans les médias et intégrés dans la société canadienne ».