Par Jan Wong
Le mois dernier, lors d’une levée de fonds pour un programme de bourses, je figurais dans un panel en compagnie de deux autres auteurs canadiens : Wayson Choy, qui a publié ses mémoires, et le romancier Vincent Lam. Quelqu’un nous ayant posé une question au sujet de l’influence de notre héritage sur nos écrits, Wayson, un homme d’une bonne soixantaine d’années, affable et plein de sagesse, évoqua son enfance au Canada.
« J’étais comme une banane, déclara-t-il : jaune à l’extérieur et blanc à l’intérieur. »
Je sursautai, mais au fond, je savais ce que Wayson voulait dire. J’ai grandi à Montréal dans les années 1950, dans un climat de discrimination. La taxe d’entrée imposée aux immigrants chinois avait eu un effet dissuasif, mais trois de mes grands parents avaient accepté de la payer. En 1923, le Parlement mettait un terme à l’immigration des Chinois. Ce n’est qu’en 1947, après que les Sino-Canadiens qui avaient pris part à la Deuxième Guerre mondiale eurent manifesté à Ottawa – en uniforme – que la loi sur l’exclusion des Chinois fut abrogée.
Les mentalités ne changèrent pas du jour au lendemain. Je demeurais « jaune à l’extérieur » et j’étais toujours « l’étrangère », même si l’un de mes ancêtres était arrivé en 1881, avant l’imposition de la taxe, à une période où le Canada avait recours aux plus désespérés pour la construction du chemin de fer Canadien Pacifique, dans les Rocheuses. Que ce soit à l’école élémentaire, à l’école du dimanche ou en camp d’été, tout le monde me demandait où j’étais née et il arrivait qu’on me complimente à propos de mon anglais.
Je me croyais chinoise, et c’est ainsi qu’en 1972, à l’âge de 19 ans, je suis partie à Pékin, à la recherche de mes racines. La vie durant la Révolution culturelle xénophobe du président Mao était bien différente de ce que relate Wayson (sa propre initiation, dramatique, avait Vancouver pour cadre).
Mes années parmi les maoïstes m’apprirent pas mal de choses, révélant, entre autre, que je n’avais rien d’une Chinoise. Je n’étais pas seulement « blanche à l’intérieur » : j’étais tout ce qu’il y a de plus Canadienne. Voilà pourquoi j’ai cessé de me dire Sino-Canadienne. Après trois générations au Canada, ce qui fait plus d’un siècle dans ce pays, je suis canadienne, point barre.
Nous devons être conscients du fait qu’il n’existe pas de type du Canadien moyen auquel se conformer. Nous sommes tous « des étrangers ». Et quelles que soient nos couleurs « à l’extérieur », nous sommes tous Canadiens.
J’enseigne le journalisme à l’Université St. Thomas de Fredericton, au Nouveau-Brunswick et, à part quelques Autochtones et quelques étrangers (surtout originaires de la Chine continentale), la plupart de mes étudiants sont Blancs, et viennent des Maritimes.
Un jour, en classe, j’ai apporté un article du quotidien local au sujet d’une restauratrice accusée d’avoir illégalement entreposé de la viande d’ours dans la chambre froide de son restaurant. Le titre : « La propriétaire d’un restaurant chinois est accusée de … »*
J’ai demandé si quelqu’un trouvait quelque chose à redire au titre. Personne n’avait d’objection. Après tout, la propriétaire s’appelait Le Binh Tina Tu et le nom du restaurant était « Mandarin Palace ».
« Elle est bien chinoise », a dit quelqu’un, posément.
Et s’il s’agissait d’un restaurant servant de la viande fumée, parleraient-ils d’un « restaurant juif » ? À supposer que le propriétaire d’un établissement s’appelle Goldman, présumeraient-ils qu’il est israélien? « Et moi, ai-je demandé, est-ce que je suis chinoise ou canadienne ? »
Mes étudiants montraient des signes d’embarras. Un instant, j’ai eu pitié d’eux. Mais je ne suis pas du genre à laisser passer une occasion d’enseigner quelque chose de nouveau.
Ensemble, nous avons relu le fait divers. J’ai dit que le nom de la propriétaire indiquait une origine vietnamienne; quant à sa nationalité, on n’en savait rien. Les grands médias, dont Radio-Canada, avaient eux aussi rapporté ce fait divers – de façon plus subtile, en évitant les mots « propriétaire d’un restaurant chinois », mais le message subliminal était le même : les Chinois consomment de la viande provenant d’espèces menacées.
Quelques jours plus tard, je me suis rendue au Mandarin Palace pour la première fois. La fréquentation de l’établissement avait considérablement baissé à la suite du scandale, et quelques copains, dont mon grand ami, le rabbin Yosef Goldman, avaient suggéré d’y souper en signe de solidarité.
Tina Tu, la propriétaire, était absente. J’ai fait la causette à la serveuse pour en apprendre davantage. Tina avait entreposé la viande pour un client et ami qui avait un permis de chasse à l’ours en règle. L’ethnicité de cette personne importait-elle ? Pas plus, à mon sens, que celle de Tina. La serveuse a indiqué qu’il s’agissait d’un professeur de l’Université du Nouveau-Brunswick, un homme de race blanche. Mais cela n’avait pas retenu l’attention des médias.
Le dernier livre de Jan Wong – un succès de librairie, s’intitule Out of the Blue: A Memoir of Workplace Depression, Recovery, Redemption and, Yes, Happiness. Jan Wong vit une partie de l’année à Fredericton et le reste à Toronto.